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Août 2023

2 ans d'ANESTHÉSIÉS: bilan et surprises

Avant de publier Anesthésiés (première édition en Espagne en septembre 2021), je m’attendais à rencontrer des réactions dures et négatives, et en particulier, qu’on allait m’accuser d’être technophobe. J’étais persuadé que j’allais devoir destiner une bonne partie demon énergie à m’en défendre. 

Toutefois, je dois reconnaître que la dynamique a été tout à fait différente, surtout si je ne prête attention qu’aux réactions venant de ceux qui ont vraiment lu le livre (en excluant les commentaires superficiels de ceux qui n’en sont restés qu’au titre).

Au-delà de cette surprise agréable, il me semble intéressant de se demander pourquoi le diagnostic dur que j’établis concernant le rôle que la technologie numérique est en train de jouer dans nosvies, ainsi que les conclusions radicales auxquelles j’aboutis, n’ont pas provoqué de rejet, ayant été globalement bien reçues y compris parmi des leaders issus de secteurs habituellement peu enclins à remettre en question le paradigme actuel (par exemple, dans les secteurs financier ou technologique)

L’intensité de l’anesthésie numérique qu’ontente de nous administrer constitue une autre force qui nous éloigne d’un changement radical. Les monopoles n’ont pas été inventés à l’ère numérique mais c’est la première fois de l’Histoire qu’un groupe réduit d’entreprises nous accompagne jour et nuit, en s’appuyant sur des tentacules qui nous entourentsans interruption, et développent une véritable capacité à s’insérer de plus enplus dans nos esprits. 

Personnellement, je demeure « pessimiste par l’intelligence, mais optimiste par la volonté », pour reprendre la citation de Gramsci avec laquelle j’ouvre la conclusion du livre. Anesthésiés a représenté pour moi le début d’un combat que je ne compte pas abandonner. Même si j’avais une probabilité de succès très faible, ce qui est en jeu –la survie de l’humanité, au moins en tant qu’espèce libre­– est trop fondamental à mes yeux pour abandonner cette lutte, laquelle prendra plusieurs formes que j’espère partager avec vous dans les prochains mois.

Je vous prie de m’excuser par avance pour le manque d’autocritique qui émane de ce texte ! Mais pour finir sur un dernier point concret, je me réjouis d’avoir anticipé dans Antesthésiés de nombreuses questions qui sont constamment en première ligne de l’actualité, en particulier en lien avec l’essor fulgurant de l’IA générative depuis quelques mois. Si vous souhaiter (re)lire un passage du livre, je vous recommande deparcourir le chapitre 6, « OBSOLÈTES ? », dans lequel je questionne le périmètre qui restera à l’humain dans un monde où, supposément, la technologie va faire tout mieux que lui.

La technologie numérique ne cesse d’évoluer mais j’observe que de nombreuses problématiques fondamentales que livre pose persistent et j’ai confiance dans le fait qu’Anesthésiés les aborde de façon très actuelle.

Mon dernier article (en espagnol) pour Retina (affilié à El País) : “Pendant que l’IA nous divertit…”

(Mientras la inteligencia artificial nos divierte…)

J’espère que cela se doit, au moins en partie, à la rigueur, aux nuances et à la solidité des arguments présentés dans le livre. Bien qu’il existe toujours une marge d’interprétation et de débat possibles, j’ai conçu le livre comme une démonstration progressive et la plus complète possible que le paradigme technologique actuel n’était pas aligné avec les intérêts de l’humanité. Malgré tout, Anesthésiés n’a pas un parfum de radicalité. Je crois qu’il en ressort clairement que je n’ai pas cherché à trouver un prétexte de plus pour inciter au soulèvement. Personnellement, je ne procède pas de la radicalité politique et je ne partage pas le sentiment que la révolution constitue le moyen idoine pour passer d’un paradigme à un autre.

Cependant, à mesure que j’avance dans cette constatation empirique, je plaide pour une refondation intégrale de notre vision technologique, aussi bien au niveau individuel que politique. Et je crois que, lorsqu’ils finissent de lire le livre, une majorité de lecteurs est convaincue par cet argument. Nombreux sont ceux qui me disent souhaiter appliquer de grands changements dans leurs propres vies et qui soutiennent un changement très profond du modèle qui gouverne cette industrie.

Alors pourquoi (presque) rien ne change ?

Dans un article récemment publié dans le média espagnol Retina, affilié à El País, j’explique comment un dirigeant d’une grande entreprise technologique américaine reconnaît en privé être d’accord avec 100 % des thèses que j’expose dans une conférence que je viensde prononcer, dans laquelle je contredisais chacun de ses arguments. Je croisque là que se trouve une partie du problème : il existe un décalage entre ce que de nombreuses personnes pensent dans l’intimité et ce qu’ils sont disposés à reconnaître publiquement.

Il y a quelques mois, Geoffrey Hinton (un des pères de l’IA générative) à laissé son poste chez Google pour récupérer sa liberté. « Une partie de moi regrette le travail auquel j’ai dédié toute ma vie », affirme-t-il. Mais il est plus facile de faire ce genre de pas lors qu’on a 75 ans, le prestige et probablement l’assise financière de quelqu’un comme Hinton.

Certaines parce qu’ils dépendent économiquement de cette industrie, mais d’autres parce qu’elles n’osent pas exécuter le saut intellectuel nécessaire pour admettre que les graves problèmes desquels nous sommes de plus en plus conscients sont systématiques et presque consubstantiels au système technologique actuel :

  • Crise de la capacité d’attention

  • Multiplication des troubles mentaux et cognitifs

  • Surveillance et contrôle sur nos vies

  • Conditionnement de nos choix

  • Concentration extrême de pouvoir dans le secteurtechnologique

  • Risques existentiels pour l’humanité

  • Etc.

On ne peut espérer les résoudre qu’avec une refondation complète de ce dernier.

Dans ce sens, on peut rapprocher ce paradoxe de celui présenté par le défi climatique, dans lequel les efforts individuels et collectifs en cours sont loin de nous rapprocher d’une véritable solution. Dansles deux cas, une partie des gens éprouve le sentiment qu’il s’agit d’une bataille perdue d’avance. À l’opposé, certains se satisfont de manière illusoire de petits changements, considérant qu’ils seront suffisants pour se confronter à un problème pourtant incommensurable.