OFF #6 | La newsletter pour reprendre le contrôle
Mai 2023
Dans cette nouvelle édition d’OFF, je propose une réflexion sur certains paradoxes de l’innovation, qui naissent de l’écart fréquent entre, d’un côté, les bénéfices que nous espérons en tirer (ou ceux auxquels on veut nous faire croire) et de l’autre, l’effet qu’elles finissent par avoir sur nos vies.
Commençons par examiner une innovation pré-digitale : l’automobile. Le premier avantage qui était mis en avant lorsque celle-ci commença à se généraliser était le fait qu’elle permettait de gagner du temps. En réalité, la diffusion de la voiture comme moyen de transport n’a eu aucun impact sur le temps de transport quotidien (qui s’est toujours maintenu constant), mais tel que l’a démontré le physicien italien Cesare Marchetti, elle eut comme effet d’amplifier les distances parcourues quotidiennement – et par conséquent, la taille des villes.
Diagramme de Marchetti (1994): le temps de transport ne varie pas de façon significative à mesure que changent les moyens de transport, alors que la distance parcourue augmente.
Une invention populaire plus récente, toujours dans le domaine de la mobilité, est l’application Waze, acquise par Google en 2013. Malgré son utilité pour l’utilisateur, son propre créateur, l’Israélien Uri Levine, reconnut sa naïveté quant à l’objectif qu’elle était censée remplir, à savoir, rendre la circulation plus fluide. Avec l’utilisation généralisée de son service, il constata comment la circulation avait plutôt tendance à se détériorer dans les villes dans lesquelles elle était massivement utilisée (probablement parce que de nombreuses personnes qui auparavant ne prenaient pas leurs voitures le faisaient désormais car elles faisaient confiance à l’application pour éviter la circulation).
L’appareil qui a eu l’impact le plus profond sur la vie des personnes et a le plus changé la société dans les quinze dernières années est, sans aucun doute, le smartphone. Les avantages supposés avec lesquels ce dispositif s’est imposé aussi rapidement dans nos vies incluent le fait de :
Gagner du temps, qu’on pourrait dédier à des activités plus intéressantes ;
Gagner en tranquillité, grâce au fait d’être informé et de pouvoir informer sur-le-champ ;
Gagner en flexibilité, en dépendant moins d’un lieu ou d’un cadre temporel contraignant.
Aussi fascinants soient-ils, si on se fonde sur les données dont nous disposons, la réalité est que l’idée que nous nous faisons de ces avantages ne correspond pas à la réalité ni à l’expérience véritable des personnes. Le sentiment de frénésie, de manque de temps dans notre quotidien, ainsi que les niveaux d’anxiétés n’ont jamais été aussi importants qu’ils ne le sont maintenant dans nos vies, dans lesquelles nous passons toujours plus de temps collés à nos smartphones.
Les niveaux d’anxiété dans les différentes tranches d’âge s’est maintenu stable jusqu’en 2008 avant d’augmenter significativement.
Pourquoi ? Regardons de plus près une application qui concentre une grande partie du temps passé sur les téléphones intelligents : WhatsApp. Le service de messagerie se présente comme un moyen de contact moins invasif qu’un appel téléphonique, plus pratique qu’un SMS et bien sûr, plus facile et rapide qu’écrire une lettre à la main ou que d’autres moyens de communication antérieurs.
En réalité, le fait qu’il soit considéré moins invasif a éliminé toutes les barrières qui nous faisaient réfléchir à deux fois avant d’envoyer un message à quelqu’un ou de na pas le faire. Le résultat est qu’un utilisateur de WhatsApp émet environ 50 messages par jour (et en reçoit bien davantage car certains ont plusieurs destinataires à la fois). Ainsi, cette non-invasion a envahi nos vies, si bien que nous sommes devenus, une grande partie de notre temps, des machines à traiter des WhatsApps.
En 2020, les 2 milliards d’utilisateurs de WhatsApp envoyaient quotidiennement plus de 100 milliards de messages
Même si j’ai expliqué à de nombreuses reprises pourquoi je n’ai pas de smartphone et plus spécifiquement, pourquoi je n’utilise pas WhatsApp, je n’échappe hélas pas à cette tendance naturelle à intensifier parfois mes échanges bien au-delà du nécessaire. L’autre jour, j’allais envoyer un SMS à ma femme pour lui dire : « je serai à la maison dans 20 minutes, comme prévu. » avant de me rendre compte que j’avais oublié mon vieux Nokia à la maison et de ressentir une certaine frustration. J’ai mis quelques secondes à réaliser la parfaite inutilité du message que je voulais envoyer.
Plus les barrières qui empêchent de faire quelque chose s’abaissent, plus augmente la tendance à faire des choses inutiles qui nous plongent dans l’immédiateté, laquelle finit par saturer nos vies. Sur WhatsApp, on répond à presque 60 % des messages moins d’une minute après les avoir reçus.
Trois quarts des messages auxquels on répond ont un temps de réponse de moins d’une minute.
Une question qui devrait nous occuper est de savoir si certaines technologies contribuent à unir ou plutôt à désunir les personnes. Dans Anesthésiés, j’explore différents versants de ce problème, que des sociologues tels que Robert Putnam avaient déjà posé dans l’ère pré-numérique. Paradoxalement, cette question est restée ouverte jusqu’à ce que l’Internet « social » n’arrive, moment à partir duquel on a observé une détérioration du tissu social, observable de différentes façons.
Facebook prétendait être le moteur d’un « monde ouvert » qui permettrait l’avènement d’un monde meilleur, car les personnes pourraient disposer d’informations leur permettant de prendre de meilleures décisions et d’avoir un meilleur impact », dans les mots de son fondateur. Une fois de plus, si on passe du discours aux faits, Facebook – suivie par les autres réseaux sociaux – ont agi comme « de dangereuses forces centrifuges pour les sociétés, en unissant certains groupes contre d’autres », tel que le décrit le psychologue de NYU Jonathan Haidt.
Après presque 20 ans de Facebook, je ne pense pas que quelqu’un réussisse à argumenter que le réseau social ait rempli sa supposée mission.
Tableau adapté à partir de la conférence The AI Dilemma du Center for Humane Technology
Nous pourrions continuer en déclinant plus d’exemples, mais il est venu le temps d’établir les termes de ce paradoxe de l’innovation qui émane des différents cas que nous avons développés :
L’objectif commun à beaucoup d’innovations technologiques est l’intensification et le fait de rendre nos vies plus efficientes. Mais en y ayant recours, que faisons-nous du temps et des ressources que nous prétendons économiser ?
Dans de nombreux cas, il semble que nous les gaspillions davantage que nous les utilisons correctement ;
Nous tendons à nous laisser emporter dans le sens de vouloir toujours davantage et non dans celui de la sobriété.
Et cela se produit souvent du fait que le produit ou le service que nous utilisons nous oriente de façon délibérée dans cette direction, de par sa propre conception.
Que peut-on apprendre de ce paradoxe ?
1. Ne tombons pas systématiquement dans le piège en prenant au pied de la lettre les bénéfices supposés de toute innovation, en particulier avant de les adopterpersonnellement.
2. Si une innovationspécifique est censée nous faire économiser quelque chose (du temps, del’argent, des ressources), évaluons de façon plus stricte si la réalitécorrespond à ce principe et réfléchissons à la façon dont nous réinvestissonsce que nous avons gagné.
3. Gardons toujours ceparadoxe en tête en cette époque de déploiement accéléré de l’Intelligence artificielle (IA). Si on laisse pénétrer l’IA dans certains processus et domaines de notre existence :
Que prétendons-nous en faire (aussi bien individuellement que collectivement) avec ce que nous allons économiser ?
Serons-nous capables d’employer de façon plus intéressante tout ce que l’efficience nous aura permis de gagner ?
Paradoxes de l'innovation
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