OFF #18 | La newsletter pour reprendre le contrôle

Juin 2024

'Apocalypse cognitive' en Amazonie

Qu’arrive-t-il quand une société primitive est connectée à Internet du jour au lendemain ? Voici ce que décrit un article du New York Times publié ce mois-ci, lequel donne lieu à de nombreuses réflexions sur le sens du progrès, les dynamiques globales et la nature humaine. 

En septembre 2023, les Marubo, peuple indigène de l’Amazonie brésilienne composé de 2000 membres, qui vivait jusque-là isolé du reste du monde, a reçu un accès à Internet. Soutenu par une « philanthrope » américaine, son chef a réussi à obtenir que soient installées des antennes de Starlink (la compagnie d’Internet par satellite d’Elon Musk) pour être connecté. 

« Un outil qui va tout changer dans leurs vies, selon la bienfaitrice : santé, éducation, communication et protection de la forêt vierge ». 

Et arriva ce à quoi on pouvait s’attendre : 

« Après seulement 9 mois, les Marubo étaient confrontés aux mêmes défis que de nombreux foyers américains connaissent depuis des années : adolescents rivés sur leurs smartphones, groupes de chat où circulent les ragots, réseaux sociaux addictifs, contact avec des inconnus en ligne, jeux vidéo violents, arnaques, désinformation et exposition à la pornographie. » 

Est-ce une simple question de temps, avant que la technologie numérique ne pénètre jusque dans les coins les plus reculés de la planète ? Si certains Marubo aspiraient à accéder à Internet, ils l’auraient sans doute fait à un moment ou un autre, avec les conséquences que cela peut générer. Mais Internet est-il réellement le problème ou peut-on être plus spécifique ?

Il faut préciser que l’article a reçu des critiques pour avoir laissé entendre que ce peuple était devenu accro à la pornographie, mentionnant notamment que des hommes avaient depuis adopté des comportements sexuels agressifs.

Des membres de la tribu des Marubo. Photo de Victor Moriyama, New York Times

‘Apocalypse cognitive’ 

Dans son livre Apocalypse cognitive (2021), le sociologue Gérald Bronner défend une thèse que l’expérience des Marubo illustre de manière brutale. Bronner n’utilise pas le terme « apocalypse » pour se référer à la fin du monde mais dans son sens originel, celui de révélation. Il considère qu’Internet — tel qu’il est utilisé de façon majoritaire aujourd’hui — a permis d’identifier un invariant du cerveau de l’Homo Sapiens : son avidité d’information écocentrée, agonistique, liée à la sexualité et à la peur. 

Même si cela l’a toujours caractérisé, cette soif de contenus de ce type s’est vue historiquement entravée par un ensemble de facteurs :

Sur le temps long de l’histoire, cette potentialité a été contrariée par toutes formes de régulation ou d’incommodités : censure, interdits religieux, obstacles géographiques, limites informationnelles, paternalisme plus ou moins bienveillant.  

Avec la dérégulation du « marché cognitif » provoquée par Internet — où l’offre et la demande de ce type de contenu est devenue plus fluide — ce principe a été mis en lumière. Dans le cas des Marubo, ces barrières ont sauté du jour au lendemain, et avec elles, cette vérité a été rendue visible. 

Impact d’une technologie importée 

Un débat philosophique oppose ceux qui défendent qu’une technologie peut avoir « un impact sur la société » et d’autres, qui considèrent qu’une société créée des technologies qui émanent de leurs propres valeurs et normes. Je considère que ces deux dynamiques peuvent coexister, mais dans le cas présent, la première des deux hypothèses est à retenir, étant donné qu’il s’agit d’une importation absolue. Et dans une certaine mesure, le même principe s’applique dans des lieux éloignés des grands centres de production technologique, comme en Europe — et même dans les parties des Etats-Unis les plus éloignées de la Silicon Valley. 

L’exemple des Marubo met en relief le fait que la technologie n’est pas neutre, tel que certains l’affirment. Il ne dépend pas simplement des individus de bien ou mal l’utiliser : elle véhicule elle-même des normes, des valeurs et finit par conditionner une culture. 

[…] les adolescents naviguaient sur Kwai, un réseau social basé en Chine. De petits enfants regardaient des vidéos de la star brésilienne du foot, Neymar Jr. Deux filles de 15 ans racontaient qu’elles échangeaient des messages avec des inconnus sur Instagram. L’une d’entre elle a dit qu’elle rêvait désormais de voyager aux quatre coins du monde ; l’autre, qu’elle voulait être dentiste à São Paolo. Cette nouvelle fenêtre sur le monde extérieur a provoqué un sentiment de division chez de nombreux membres de la communauté. 

Certains Marubo craignent que l’arrivée d’Internet affecte profondément leur culture de la transmission fondée sur l’oralité. « Tout le monde est tellement connecté que certains ne parlent même plus avec les autres membres de leur famille », explique un membre de la tribu, critique de ce déploiement soudain. 

Même des technologies importées bien moins puissantes qu’Internet sont susceptibles de déstabiliser une société. Ceci est par exemple arrivé avec l’avènement du miroir dans les tribus de l’Omo, qui ont abandonné progressivement l’habitude de se maquiller les uns les autres — une forme de sociabilité qui, auparavant, occupait une bonne partie de leur temps. 

Photographie de Hans Silvester, tirée du site web www.printempsdelaphotographie.fr

Faiseurs de bien 

Un autre aspect de cette histoire a trait au pouvoir de certaines personnes et entreprises technologiques sur une partie croissante de l’humanité, marqué par des intérêts économiques et parfois, par une grande naïveté. Internet est arrivé aux Marubo « grâce » aux 15 000 dollars apportés par l’Américaine Allyson Reneau, qui dit :

« Je ne veux pas qu’on pense que j’apporte cela pour les forcer à l’accepter. J’espère que ce peuple va pouvoir préserver la pureté de son incroyable culture parce qu’une fois que celle-ci disparaît, elle disparaît pour de bon ».

Ce wishful thinking accompagne un certain nombre de projets philanthropiques liés à la technologie, où l’enthousiasme idéologique fait que certains regardent une innovation donnée comme ils désireraient qu’elle soit et non comme elle est, sans que des études préliminaires sur les risques et implications de son déploiement. 

D’autre part, l’arrivée d’Internet en l’Amazonie a été rendue possible par l’accord conclu en 2022 par Elon Musk et Jair Bolsonaro, alors que celui-ci était le président du Brésil. Une partie croissant de l’accès (ou non) à Internet, en particulier dans les lieux les plus reculés ou en conflit, dépend désormais d’un unique individu qui contrôle 60 % des satellites en orbite : 

« Le développement de Starlink a donné à Musk le contrôle sur une technologie devenue une infrastructure cruciale dans de nombreuses parties de la planète. Elle est utilisée par des troupes en Ukraine, des forces paramilitaires au Soudain, des rebelles houthis au Yémen, un hôpital à Gaza et des équipes de secourisme dans tout le monde ».

Oui à Internet, mais avec des boutons Off

Les études les plus récentes, y compris les travaux de Jonathan Haidt, montrent que ni Internet en lui-même, ni le téléphone portable, ont eu des effets préjudiciables sur la santé mentale des jeunes en Occident. En revanche, les smartphones en ont bien eus. Il semble que le problème soit davantage lié à l’hyperconnexion, l’omniprésence de la technologie dans nos vies et le type de service utilisé — en particulier la « technologie sociale », qui génère davantage d’isolement que de connexions entre les personnes. 

Une des solutions passe par réinventer le bouton Off — leitmotiv de cette newsletter. Heureusement, il semble que les propres leaders Marubo l’ont compris plus rapidement que nous. Conscients qu’Internet avait « changé tellement les routines que cela avait été nocifs », ils ont finalement décidé de ne l’allumer que 2 heures le matin, 5 heures l’après-midi et durant toute la journée du dimanche. Il doit également demeurer éteint durant les assemblées de la tribu. 

Quels boutons Off collectifs serait-il raisonnable d’établir dans nos sociétés hyperconnectées depuis plus longtemps ?

Cet article du New York Times m’évoque un voyage récent dans la région du Souss Massa au Maroc. J’ai été frappé de constater à quel point le smartphone avait transformé la simple habitude de la contemplation si ancrée dans les cultures nomades.

Voici quelques articles de mon blog pour pour poursuivre cette réflexion : 

Nouvelle chaîne Telegram:

Vous pouvez retrouvez mes articles, posts de blog, vidéos et idées pour reprendre le contrôle sur cette nouvelle chaîne.

Suscríbete a OFF, la newsletter para retomar el control.

Una vez al mes, propongo una reflexión sobre una faceta específica de la influencia de la tecnología digital en nuestras vidas para ayudar a entender mejor la transformación acelerada de nuestro día a día.

¿Te ha interesado?