OFF #16 | La newsletter pour reprendre le contrôle
Avril 2024
Parents anxieux, enfants anxieux
Permettez-moi de commencer par une anecdote personnelle. Il était prévu que mon fils de 8 ans participe à un voyage de classe de 4 jours à la fin de l’année scolaire. La maîtresse le préparait depuis l’automne et a convoqué les parents l’autre jour pour une séance d’information.
Pendant 45 minutes, toute les détails possibles et imaginables ont été passés en revue. Ce sont les propres enfants qui nous ont présenté les différents aspects du voyage : moyens de transport, logement, activités et même le budget.
Alors qu’aucun point n’avait été laissé de côté, le tour aux questions. Et là, rien ne semblait être suffisant pour satisfaire la curiosité de certains parents :
À quel endroit l’autocar allait-il faire une pause sur la route ?
Quel type précis de lit y avait-il dans les chambres ?
À quels moments de la journée allait-on recevoir des actualisations et photos ?
Un certain nombre insiste sur ce dernier point et exige qu’on nous tienne informés au moins 2 ou 3 fois par jour, reportage photo à l’appui.
Toute cette pression a sans doute été le facteur déterminant ayant poussé la maîtresse à finalement annuler ce voyage tant espéré.
Je constate à quel point de nombreux parents de ma génération ressentent le besoin de savoir où sont leurs enfants et ce qu’ils font à tout instant. Ils les géocalisent pour ne pas en perdre la trace. Ils placent des caméras dans leur chambres lorsqu’ils dorment lorsqu’ils sont encore bébés, même s’ils sont dans la chambre mitoyenne. Certaines crèches donnent accès à une application permettant de suivre son enfant pendant la journée.
Anxiété ches les jeunes adultes aux États-Unis
Source : U.S. National Survey on Drug Use and Health
Je me souviens d’être parti au même âge en voyage scolaire pendant deux semaines au cours desquelles nous avions envoyé une simple carte postale à la maison. Je ne pense pas qu’un seul parent ne se soit véritablement préoccupé. Ils imaginaient qu’on les contacterait en cas de réel besoin. Quand nous sommes rentrés, ils n’avaient pas reçu un reportage exhaustif sur notre voyage avant et nous avions tout un tas d’anecdotes à leur raconter.
Génération anxieuse
Paradoxalement, même si aucun détail de la vie de leurs enfants ne leur échappe, les parents d’aujourd’hui sont plus préoccupés. Dans un épisode de la série Arkangel de la série Black Mirror, une mère inquiète de ce qui pourrait arriver à sa fille finit par lui faire implanter un dispositif dans sa rétine lui permettant de suivre tout ce qu’elle voit, et même, de lui occulter ce qui est susceptible de lui faire peur. Ce climat anxiogène finit par passer facture à l’une comme à l’autre.
Ce phénomène ne se limite pourtant pas à la fiction ou à mes observations personnelles. Il est l’objet du livre The Anxious Generation, publié le mois dernier aux Etats-Unis par le psychologue Jonathan Haidt. Ce professeur est un de ceux qui a le mieux documenté la détérioration de la santé mentale des enfants et adolescents depuis le début des années 2010 et établi un lien avec le numérique.
La nouveauté dans l’argumentation de Haidt est que cette tendance s’explique en grande partie par une combinaison entre un manque total de protection des enfants et adolescents dans le monde digital et d’une surprotection dans le monde physique.
D’une certaine manière, nous avons progressivement emprisonné les jeunes, et en échange, nous avons équipé leurs cellules d’un accès illimité à internet. Et le peu de temps qu’ils ont pour jouer dans la cour de la prison, un adulte est là pour les surveiller.
Les enfants cherchent dans leurs dispositifs connectés la liberté qu’ils ont perdue dans la vie déconnectée.
Le temps de jeu sans la supervision d’un adulte est en train de perdre du terrain alors qu’il est essentiel au développement psychologique, affectif, social et même intellectuel des enfants. Il favorise la création de connexions neuronales que des activités moins libres ne permettent pas.
Cette théorie s’appuie sur de nombreuses données. Selon une étude du Pew Research Center, les parents de 2015 considéraient par exemple qu’un enfant ne pouvait jouer seul devant chez eux qu’à partir de 10 ans, et sortir au parc à partir de 14 ans. Ces mêmes parents y étaient autorisés dès 7 ou 8 ans.
Même si cette tendance a démarré dans les années 1970-1980, le cocktail explosif s’est produit lors que les enfants ont commencé à substituer ce temps de liberté par du temps connecté à leurs dispositifs.
Phénomène global
Ces tendances sont assez uniformes dans le monde occidental. Une étude publiée par Cyber Guardians en février montrait par exemple que les blessures et traumatismes liés à l’activité physique chez les enfants en Espagne avaient fortement décru dans les deux dernières décennies. Ceci est lié à la réduction de l’activité physique et des jeux à l’extérieur, mais aussi à une plus faible tolérance des adultes au risque.
Blessures liées à l’activité physique
Problèmes de santé mentale
S’il est positif en soi que les jeunes souffrent de moins d’accidents, une augmentation de 300 % des problèmes de santé mentale chez les jeunes de moins de 20 ans s’est produite sur la même période (1997-2021).
Il est douloureux de se casser une jambe et cela peut dans certains cas avoir des conséquences à plus long terme, mais les problèmes de santé mentale sont généralement plus persistants. Sans compter les pathologies physiques liés à la sédentarité, tels que l’obésité.
Le risque d’éliminer le risque
Une étude de 2023 a montré qu’une éducation qui limite l’activité autonome, la libre exploration et dans laquelle les opportunités de prendre des risques se voient réduites, génère plus d’aversion au risque et d’anxiété à l’âge adulte. Un facteur qui pourrait également expliquer le fait que de plus en plus de jeunes peinent à trouver un sens à la vie.
Pourcentage de jeunes ayant des difficultés à trouver un sens à la vie aux États-Unis
Source : Monitoring the Future
Comme nous le soulignions dans la newsletter OFF #14, prétendre éliminer les risques de nos vies pose de véritables risques.
De plus en plus de moyens technologiques sont à notre disposition pour assouvir notre pulsion de contrôle, mais à l’image d’un repas dans un fast-food, la satisfaction qu’ils permettent est de courte durée et superficielle — et dans certains cas, ils s’avèrent même contre-productif.
Un message qui peut être médité non seulement par les parents et les éducateurs mais par la société dans son ensemble.
Pour aller plus loin :
“End the Phone-Based Childhood Now”, Jonathan Haidt, The Atlantic.
Podcast Your Undivided Attention: interview de Jonathan Haidt.
Cyber Guardians : étude mettant en évidence le lien de causalité entre les problèmes de santé mentale et une utilisation sans contrôle d’internet.
Médias sur le Manifeste OFF :
Voir toute la couverture média.
Anesthésiés mentionné sur France Culture
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