Reprendre le contrôle sur nos vies numériques
Je suis heureux d'inaugurer cette nouvelle version de ma newsletter : chaque mois, nous explorerons ensemble une facette de l’influence du numérique sur nos existences. Perte de contrôle, sentiment d'aliénation, rétrécissement de nos libertés individuelles : les conséquences de l'extension de la place du numérique dans nos vies sont nombreuses. Pour autant, je ne suis pas anti-technologie. Je défends simplement que nous devons gagner en compréhension et en lucidité face à ces nouveaux enjeux. Et nous outiller pour reprendre le contrôle. C’est cette conviction qui a été à l’origine de mon livre ANESTHÉSIÉS et maintenant de cette newsletter.
Parmi tous les lieux où la technologie est devenue incontournable, il y en a un qui devrait nous préoccuper tout particulièrement et fait l’objet de cette première newsletter : l’école. Nous ne prétendons pas ici traiter dans sa totalité la vaste problématique des EdTech mais poser certaines questions fondamentales et proposer quelques réflexions : Comment en sommes-nous arrivés là ? À quels objectifs la numérisation à marche forcée de l'éducation répond-elle exactement ?
J’en profite pour remercier les personnes m’ayant envoyé leurs témoignages qui m’ont permis d’affiner le contenu de cette newsletter.
Bonne lecture, n’hésitez à entamer une discussion par mail, je serai ravi d'échanger avec vous.
Diego
OFF #1 | La newsletter pour reprendre le contrôle
Décembre 2022
La fatigue des outils numériques à l’école
La numérisation de l’école : pour quoi, au juste ?
Depuis deux ans et demi et le début de la pandémie, la présence des outils digitaux à l'école s’est considérablement intensifiée. Indispensable pour mettre en place l'école à distance, la valeur ajoutée de la digitalisation des relations entre professeurs, élèves et parents est pourtant de plus en plus remise en question. Les plateformes et applications viennent souvent se substituer aux cahiers de textes et autres supports certes bien anciens, mais elles suscitent des questions fondamentales :
Quel est l’apport des outils digitaux présents à l’école ? À quels problèmes répondent-ils ?
Facilitent-ils le quotidien ou apportent-ils au contraire de nouvelles complications ?
N’y a-t-il pas un risque de générer de la dépendance dès le plus jeune âge ?
Et finalement, y a-t-il eu un débat concernant ces choix sociétaux pourtant fondamentaux ?
Pour apporter des éléments de réponse, intéressons-nous à quelques tranches de vie de jeunes d’aujourd’hui :
Oriane* est une élève dans un lycée français réputé à l'étranger. Avec son frère Jean*, ils sont rentrés respectivement en classe de CE2 et de 6e cette année. À la rentrée, une boîte mail personnelle de l'établissement a été créée pour chacun d’entre eux, et ils sont censés la consulter tous les jours (dès l'âge de 7-8 ans, donc). Leurs devoirs sont tous listés en ligne. Mais pas forcément au même endroit : à partir du secondaire, certains professeurs se servent de Google Classroom, d’autres de Pronote alors que certains enseignants préfèrent utiliser “padlet” – autant de plateformes qu’il faut consulter presque au quotidien.
L’autre jour, la mère d’Oriane et Jean avait réservé une matinée pour suivre les devoirs des uns et des autres, mais pas de chance, dû à une panne, la plateforme est restée inaccessible pendant 2h, les empêchant de se mettre au travail. Comme d’autres parents, elle se sent fatiguée par cette profusion d’outils et ne comprend pas en quoi ceux-ci constituent une amélioration par rapport au bon vieux carnet où les élèves notaient eux-mêmes les devoirs. “Souvent, en les écrivant soi-même, on se souvenait déjà de ce qu’on devait faire. Maintenant, les enfants découvrent parfois leurs devoirs au moment d’ouvrir l’application, en rentrant à la maison”.
Comme dans le monde professionnel, cette connexion permanente signifie souvent que les horaires ne sont plus des repères aussi évidents. Comme l’autre jour où Danielle, maman d’un élève de 12 ans, rapporte que le professeur de maths avait envoyé à 19h les devoirs pour le lendemain. “Non seulement c’est tard, mais nous avons dû rafraîchir l’appli une dizaine de fois, dans l’attente que la liste des exercices apparaisse enfin”.
1,3 milliards d’euros
C’est le marché de l’Edtech en France en 2021 d’après EY.
Ce n’est donc que le début…
Les écrans, une source de distraction
À la rentrée, Théo* (9 ans) et Mathis* (13 ans) ont reçu chacun une tablette de l'école, outil désormais indispensable pour faire leurs devoirs. Deux dispositifs de plus dans le foyer, donc. Leurs parents, qui régulaient l’accès aux écrans et au numérique à la maison, disent se sentir dépossédés de leur liberté éducative. Avant, les enfants n’avaient accès à la seule tablette du domicile uniquement le weekend, et celle-ci n’avait pas sa place dans leur chambre.
Désormais, ils doivent veiller à ce qu’elle reste toujours chargée et leurs enfants passent un nombre incalculable d’heures dessus. Entre deux exercices – et parfois pendant – ils sont tentés d’utiliser la tablette pour regarder des vidéos sur YouTube ou passer du temps sur les réseaux sociaux. “On est obligé d'être toujours derrière car cette tentation est si forte chez nos enfants qu’ils ont du mal à rester concentrés”.
Si je vous raconte ces histoires aujourd’hui, c’est pour donner corps à ce que nous sommes nombreux à avoir ressenti depuis le formidable coup d’accélérateur donné à l’enseignement à distance suite au Covid. Le numérique s'immisce partout alors que les risques sont nombreux.
* Prénoms modifiés
“ Ne faites pas confiance à la technologie destinée aux enfants : YouTube Kids, Instagram, Snapchat etc. génèrent tous des habitudes qui peuvent être addictives ou nocives ”
Roger McNamee - vétéran de la Silicon Valley, un des premiers investisseurs dans Facebook.
L’enjeu central des données personnelles
Un des risques les plus évidents des EdTech a trait à l’exploitation des données personnelles. D’après une étude réalisée par l’entreprise spécialisée en conformité numérique Pixalate, 76 % des applications destinées aux enfants sur Android transmettent la localisation GPS (67 % sur iOS) et les annonceurs dépensent 3,1 fois plus pour figurer sur ces applications.
Google est notamment visé par les associations de protection de l’enfance aux Etats-Unis pour une collecte abusive et illégale de données personnelles sur leurs services dédiés aux enfants. La plateforme YouTube Kids serait donc utilisée pour générer et envoyer de la publicité ciblée aux enfants. Mais il ne s’agit pas que de divertissement : Google Classroom – désormais massivement utilisé dans les classes de nombreux pays – est visé par le même type d’accusation. Un porte-parole de Google en 2014 affirmait : “l'éducation est au cœur de la mission de Google : supprimer les quatre murs de la salle de classe et rendre les informations du monde entier accessibles à tous les élèves.”
Et outre l’enjeu de l’exploitation illégale de ces données personnelles, l’utilisation de ces outils numériques pose de vraies questions existentielles.
Lorsque ces enfants auront atteint l'âge adulte, leurs préférences, leurs pensées, leurs croyances et leurs inclinations seront connues, ce qui les rendra extrêmement vulnérables à la manipulation. Mais les enfants sont tout simplement trop jeunes pour comprendre les ramifications à long terme de cette collecte de données omniprésente…
Ainsi, d’après l’entreprise londonienne spécialisée SuperAwesome, lorsqu'un enfant atteint l'âge de 13 ans, les sociétés de publicité en ligne détiennent déjà en moyenne 72 millions de données le concernant.
Les preuves s’accumulent sur les effets négatifs de la surexposition aux écrans
Aucune étude indépendante n’est parvenue à démontrer un effet positif du numérique sur les apprentissages, bien au contraire : l’étude Pisa, de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), réalisée en 2015, révèle que les pays qui ont le plus bas niveau scolaire sont ceux qui utilisent le plus les outils numériques.
Ce qui a été démontré en revanche, c’est le risque que représente la surexposition aux écrans sur la jeunesse (dont l’impact est documenté par plus de 1.500 études internationales) : troubles de l’attention, du sommeil, des apprentissages, retard de langage, troubles cognitifs, intolérance à la frustration, baisse de l’empathie, violence, cyberharcèlement, isolement, dépression…
Pris entre deux injonctions – d’un côté, celle de devoir recourir aux plateformes constamment pour faire leurs devoirs, et de l’autre, les avertissements contre la surexposition aux écrans – les plus jeunes perçoivent souvent une sorte de dissonance cognitive qui ne fait que les perdre davantage.
Critiques de l'école numérique
Editions L’échappée - Coordonné par Cédric Biagini, Christophe Cailleaux et François Jarrige - 2019
Un ouvrage essentiel pour comprendre la manière dont l’éducation est devenue totalement perméable à l’infiltration du numérique. Des spécialistes de plusieurs sujets (enfance, école, université…) montrent les conséquences souvent néfastes de l’émergence de cette “école numérique” qui provoque fatigue et crises de nerfs.
Surtout, ce livre nous rappelle que ces choix ont des origines idéologiques et qu’ils n’ont jamais fait l’objet de débats politiques.
Alors que faire?
Il n’y a évidemment pas de réponse unique à cette question. Je pense qu’il est avant tout essentiel d’introduire un débat là où c’est possible : en parler au sein des associations de parents d’élèves, avec les enseignants et/ou au chef d’établissement si vous avez des enfants scolarisés. Car un sujet aussi primordial et plein d’enjeux que celui-ci n’a pas fait l’objet de véritable débat.
Il s’agit aussi tout simplement de se pencher sur la valeur ajoutée de certains de ces outils et de la complexité qu’ils amènent dans le quotidien des enfants et des parents. Les sensibiliser sur l’utilisation de certaines plateformes particulièrement nocives en matière de collecte de données.
Enfin, si ces discussions et débats n’aboutissent pas, l’essentiel est de protéger avant tout ses enfants. Si l’ensemble de l’environnement scolaire et social permet la collecte de données personnelles, votre foyer peut devenir une bulle protectrice. Pour cela, je vous conseille de privilégier au maximum des outils open source et protégés. Concrètement, cela veut dire que l’adresse mail sera plutôt sur Proton Mail que Gmail, que les comptes de réseaux sociaux seront créés plus tardivement, que le papier sera privilégié là où c’est encore possible etc.
Pour finir, voici quelques associations signataires d’une pétition récente pour que le futur de l’éducation s'affranchisse des écrans :
Lève les yeux !
CoSE (Collectif Surexposition Écrans)
Collectif Nous Personne
TECHNOlogos
Edupax
Adikphonia (Journées mondiales sans portable)
Alerte Écrans
Green IT
Pour aller plus loin sur le sujet
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Articles
Les enjeux du numérique à l'école
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